Entre amis, tout est commun | Enjolras & Courfeyrac

C

omment voyait-il le futur, exactement ? La question était aussi complexe que nécessaire, en réalité. Il était important de ne jamais oublier de se la poser, bien sûr, car si l'on ne savait pas quel idéal l'on souhaitait approcher, on ne pouvait porter correctement une cause. Mais il fallait aussi savoir faire la distinction entre utopie et réalité. De tous les objectifs qu'Enjolras poursuivait, il savait que certains ne verraient sans doute pas le jour de son vivant, et pas forcément parce qu'il mourrait jeune (ce qui restait tout de même plus que probable au regard de ce qu'étaient ses ambitions). Il savait également que d'autres se profileraient peut-être en esquisses, et il était convaincu que le monde, par certains aspects, changerait bel et bien sous ses yeux.

Affirmation ambitieuse que celle-ci, mais s'il n'était possible de rêver, alors à quoi bon mener quelque combat que ce soit. Il ne verrait pas d'intérêt à se battre pour une chose en laquelle il ne croirait pas. Lui, il croyait, vraiment, envers et contre tout, et même envers la raison, parfois, il fallait le reconnaître. Par instants, il fallait vraiment être sourd aux détracteurs, et être borné pour ne pas reconnaître la vacuité de certaines de ses ambitions, mais il restait absolument convaincu que le jeu en valait la chandelle. Et personne au monde ne serait capable de le convaincre du contraire, peu importe la ferveur et la nature de leurs arguments.

-Tu le sais déjà, non ? répondit tout de même Enjolras, parce qu'il estimait en faire la thématique de suffisamment de leurs réunions pour que le membre des Amis de l'ABC ne puisse que le savoir.

Mais il ne se retint pas pour autant de lui redire, en d'autres mots peut-être, une pensée qu'il avait déjà bien des fois formulée, et qui méritait d'être répétée, ne serait-ce que pour se répéter à soi-même qu'un tel avenir était possible. Et si le tout paraissait utopique, ce n'est pas pour autant qu'il ne fallait pas s'y accrocher corps et âme. Bien au contraire, même, les convictions les plus folles portaient bien souvent les messages les plus forts, ceux qui valaient la peine qu'on les entende, ceux qui devaient être entendus au-delà de tous les autres.

-Je vois un gouvernement privé de roi ou de toute autorité qui aurait présumément obtenu son titre de droit divin ou népotique, je vois une organisation équitable des richesses, où la même chance sera donné à chaque individu, peu importe son sang et son extraction sociale. Je vois un avenir où chacun des droits fondamentaux de l'homme seraient respectés, sans plus de mesures prises au hasard de décisions autoritaires et liberticides. C'est ainsi que je conçois notre futur.

code by Mandy

E

njolras afficha une fine esquisse de sourire quand son ami lui répondit qu'il aimait l'écouter. Il le prenait pour un compliment. On louait bien souvent ses talents d'orateur et son sens de la rhétorique, et pour cause, c'était une chose qu'il travaillait avec le plus grand soin. Le jeune homme savait que le message même le plus juste et le plus indéniable du monde ne passait jamais aussi bien que quand il était enrobé d'un beau discours. C'était d'ailleurs l'un des dangers manifestes de la politique. Tous les hommes qui choisissaient d'exercer dans ce domaine développaient le même goût des mots et du langage, et donc, il fallait toujours rester vigilants de ne pas se laisser éventuellement duper par une rhétorique certes séduisante, mais qui ne dissimulerait que des intentions impures. En ce qui concernait Courfeyrac, il n'avait aucune nécessité de le convaincre, évidemment. S'ils étaient ici, s'ils étaient amis, c'était bien que leurs opinions s'étaient toujours parfaitement rejointes, exception faite, éventuellement de quelques points de désaccord minimes sur lesquels il ne leur était jamais difficile de revenir et qui se révélaient toujours relativement anodins, et qui n'apportaient au final que davantage d'intérêt à leurs débats d'idée.

-Tu m'insulterais presque, répondit Enjolras dans un fin sourire. Je n'ai pas le sentiment de négliger mes études.

Bien sûr, le temps qu'il consacrait aux Amis de l'ABC était du temps qu'il ne consacrait pas à ses études, et sa priorité, dans son esprit, était plutôt claire, mais Enjolras prenait tout de même son cursus à coeur, à plus forte raison qu'il avait dû batailler pour rejoindre les rangs de la Sorbonne. Tous les cours qu'il suivait assidument lui étaient d'ailleurs d'une impérieuse nécessité afin de pouvoir ensuite mener son combat de la meilleure manière qui soit. Enjolras avait toujours considéré que l'instruction, l'éducation, était une clé nécessaire à l'émancipation de tout citoyen, raison pour laquelle l'accès à l'éducation au plus grand nombre était à ses yeux un cheval de bataille qui lui tenait à coeur.

-Et j'ai toujours l'intention de devenir un homme de loi.

Un avocat, sans doute, puisque défendre la cause de ceux qui ne savaient être entendus était chose infiniment importante pour lui. Bien sûr, il était possible que sa réputation ou encore ses actions jouent en sa défaveur, mais il fallait connaître le sens de ses priorités malgré tout. Peut-être n'aurait-il jamais l'occasion d'obtenir même ses diplômes car sa situation exigerait des sacrifices nécessaires, mais il était tout à fait décider à mettre ses études à profit.

code by Mandy

L

es amis pouvaient se dire les choses, ils étaient même faits pour ça, et autant dire que chez les Amis de l'ABC, les débats animés entre amis étaient davantage la norme que l'exception, mais bien sûr, tout se dire, ce n'était pas non plus dire des vérités fausses, et le fait est que si le chef de file du groupuscule avait bel et bien tendance à ordonner ses priorités (car après tout, cela lui semblait tout à fait normal - ses diplômes ne lui serviraient à rien s'il devait évoluer dans un monde qui n'était pas à l'image de ce qu'il désirait), il restait un étudiant très assidu et même perfectionniste. Forcément, quand on supportait aussi mal l'échec que lui, on avait tendance à se montrer exigeant dans tous les aspects de sa vie, quitte à peut-être en faire trop.

-Donc j'aurais des facilités ? Tu trouves les meilleures tournures pour insulter mon labeur et mon intelligence, aujourd'hui, l'ami, répondit-il avec un nouveau sourire qui, une fois de plus, laissait deviner qu'il n'était pas tout à fait sérieux. Ceci dit, Enjolras commençait tout de même à s'interroger quant à l'image que Courfeyrac pouvait bien avoir de lui en fin de compte.

Enfin, c'était un tort que de prétendre qu'il n'avait pas des facilités naturelles. Oui, il avait pris soin d'aiguiser son sens de la rhétorique, mais on pourrait sans doute dire de lui qu'il avait écopé d'une personnalité naturellement charismatique qui, forcément, lui facilitait déjà un peu la tâche. Il pourrait le reconnaître si l'envie lui en prenait, mais il ne l'avait pas réellement. Car se reposer sur leurs acquis et leurs facilités, c'est ce que font tous ceux qu'il déteste de tout son être, cette bourgeoisie, ces gens aisés et confortablement installés sur leurs positions. Il ne manquerait plus qu'il se retrouve associé à ce qu'il combat.

-Je suis convaincu de devenir redoutable dans mon domaine, c'est bien pour cela que je travaille tant, ajouta-t-il avec une légère malice dans la voix. Enfin, encore faudra-t-il survivre assez longtemps, et c'est encore une autre affaire, ajouta-t-il sans aucun besoin d'expliciter davantage son propos. C'était plutôt évident, après tout. Et toi, Courfeyrac ? Que comptes-tu devenir ?

code by Mandy

L

Eh bien, puisqu'en effet, il s'investit corps et âme dans son travail, où se trouve la facilité exactement ? Mais tout ceci n'est sans doute qu'une question de potentiel et de préconçus, cela dépend d'à quel point l'on estime que certaines qualités sont innées et d'autres ne le sont pas. Dans le cas d'Enjolras, ce dernier aura toujours tendance à penser que ses qualités ont été acquises à force de travail et d'expérience, il a besoin de le penser, car attribuer le mérite à une sorte de prédestination, quelque chose que l'on  portait en soin ou pas du tout, c'était augmenter les fossé entre nantis et démunis, c'était suggérer que ceux qui avaient atteint les plus hautes sphères de par leur naissance méritaient bel et bien leur fortune et leurs privilèges Tout ceci était, aux yeux d'Enjolras, un monceau de billevesées qu'il fallait décortiquer et déconstruire. Et il était bien décidé, en ce qui le concernait, à y mettre toute l'énergie nécessaire, et encore davantage s'il le fallait. Même si l'énergie était chose fragile, et qui pouvait parfois s'épuiser en un instant seulement, et bien sûr sans prévenir.

Délaissant ces pensées et ces considérations, il retourna sa question à Courfeyrac et lui demanda ce que lui-même avait l'intention de devenir, ou espérait devenir à tout le moins (mais les deux étaient plus compatibles qu'on ne le pensait, il fallait pour cela savoir faire preuve d'une persévérance constante et sans borne, mais ne disait-on pas qu'à coeur vaillant, rien d'impossible, et c'était une pensée qu'Enjolras garderait toujours, même dans ses moments d'absolue détresse).

La réponse hédoniste de Courfeyrac, ou qu'Enjolras estimait comme hédoniste, du moins, n'était pas vraiment du goût du révolutionnaire qui, pour sa part, estimait que l'on devait avoir le contrôle et la maîtrise de son destin. Se laisser porter par le courant était une perspective hasardeuse à laquelle il serait bien incapable de se livrer. Juste attendre de voir ? Non, il n'en serait absolument pas capable pour sa part. Mais en même temps, on l'aura suffisamment observé, Enjolras aurait, à la vérité, tout intérêt à lever davantage le pied.

-Tu as tort, tout ne dépend que de toi, tu sauras te façonner un avenir à la hauteur de tes exigences, j'en suis convaincu. Si ce que tu désires vraiment est de devenir médecin, alors tu y parviendras. J'ai foi en tes compétences.

code by Mandy

E

njolras n'avait aucun doute quant au fait que Courfeyrac se montrerait tout à fait digne de sa confiance, c'était le cas, ça l'avait toujours été depuis qu'ils se connaissent. Pas une seule fois son ami ne l'avait déçu. Ils avaient, parfois, leurs divergences d'opinion, c'est vrai, leurs débats d'idée. Mais en fin de compte, ils se rejoignaient toujours sur ce qui était définitivement le plus essentiel. La confiance d'Enjolras ne se gagnait pas si facilement, il était naturellement défiant, mais quand il faisait le choix de vous accorder cette confiance, en revanche, elle vous était acquise, et pour de bon, et rien ne pouvait changer ou altérer cela.

Alors oui, Courfeyrac caressait de sérieuses ambitions, et ces ambitions étaient à la hauteur de la personne qu'il était. Enjolras ne doutait pas un seul instant du fait que Courfeyrac réussirait tout ce qu'il entreprendrait quoi qu'il puisse en être. Oui Courfeyrac ferait certainement un très bon médecin. Pour l'être, il fallait les connaissances, c'est vrai, mais il fallait également l'altruisme, et cet altruisme, il lui avait prouvé plus d'une fois qu'il était largement présent. Courfeyrac s'était toujours battu pour les causes les plus justes et les plus nobles.

-Ce n'est pas la chance qui t'as offert d'être bien entouré, ce sont tes choix, tes ambitions et ton caractère. Tu as mon soutien parce que tu l'as mérité, et sache qu'il te restera acquis quoi qu'il advienne.

Enjolras possédait un grand sens de l'amitié. Cela ne se voyait pas toujours tandis qu'il semblait faire passer ses idéaux révolutionnaires bien au-delà de tout le reste, pourtant, c'était effectivement le cas. La loyauté, la fidélité, le soutien mutuel, toutes ces valeurs transmises par l'amitié avaient valeur d'Evangile pour le chef de file des amis de l'ABC, plus d'ailleurs que l'Evangile lui-même, dont au final Enjolras n'avait clairement cure.

Pour ce qui était du courage et de l'ambition, il était convaincu que Courfeyrac portait ces valeurs et ces traits de caractère en lui. C'étaient des choses qui en valaient très largement la peine. Enjolras espérait surtout que les choses se passeraient pour le mieux, il espérait surtout qu'il réussirait à se façonner un avenir dans le paysage d'un pays dont l'avenir semblait si obscur.

code by Mandy

E

njolras n'avait pas le compliment facile. Il n'était pas dans ses habitudes de caresser les autres dans le sens du poil. Il laissait ça à toutes les personnes qu'il détestait le plus au monde du fait de leur obséquiosité et de leur indulgence vis-à-vis du système. Non, lui, il n'était définitivement pas comme cela, et qu'on se garde bien de prétendre le contraire. Jamais il ne se rabaisserait à ce genre de choses. Il était capable de faire preuve de diplomatie, dans une moindre mesure, mais l'honnêteté et la franchise faisaient partie de ses champs de bataille à coup sûr.

Ce constat faisait qu'il pouvait être difficile d'être proche de lui, car on accusait naturellement le contre-coup d'une telle propension à dire la vérité sans filtre, mais cela signifiait aussi que lorsqu'il vous témoignait son amitié ou vous complimentait, il fallait le prendre pour argent comptant et accepter ces compliments à leur juste mesure. Il n'avait rien dit à son interlocuteur qu'il ne pense pas vraiment, et ce serait toujours le cas. Il ne se permettrait pas de jouer avec ce genre de considération.

De même, il croyait à la sincérité de ses amis les plus proches. Il était convaincu de la bonne volonté et de l'honnêteté de Courfeyrac quand il lui assurait qu'il le tenait en haute estime en retour, et qu'il serait présent à ses côtés chaque fois qu'il en éprouverait le besoin. Pour Enjolras, c'était une certitude absolue, et qui l'arrangeait tout à fait. Oui, il savait qu'il pouvait compter sur les frères d'armes qu'il lui restait, et il veillerait sur eux autant que possible, il en avait la plus ferme intention... surtout que les temps à venir seraient forcément les plus compliquées.

-Je te remercie encore, ajouta-t-il avec un sourire sincère. Je dois malheureusement te laisser. Mais je te remercie sincèrement pour cette conversation, j'en avais le plus grand besoin, affirma Enjolras avec toute la sincérité du monde.

Car c'était effectivement le cas. Mais il était temps pour eux, à présent, de retourner à leurs obligations respectives. Il serait temps plus tard, et dans d'autres circonstances, de débattre ensemble de leurs idées respectives, comme ils avaient souvenit eu pour habitude de le faire tous les deux.

code by Mandy