Les rivaux se surveillent souvent, au point de ne plus se surveiller eux-mêmes. [pv Phoebus]

I

l n'était pas rare que l'archidiacre de Notre-Dame de Paris se rende à l'université de la Sorbonne, ou, plus spécifiquement, dans l'une des bibliothèques de l'université, où il avait fait connaissance d'un professeur érudit qui semblait enseigner fort peu mais étudier beaucoup, puisqu'il l'y trouvait presque toujours. Cet homme était un brillant chrétien et philosophe, mais un bien piètre scientifique, à croire que ces qualités communiaient rarement, quoique Frollo s'appliquait à accumuler chacun de ces savoir pour mieux les faire entrer en résonance les uns les autres. Dès qu'il était question de science, l'homme se révélait d'un obscurantisme méprisable, mais s'ils devaient en venir à deviser de philosophie, leurs conversations avaient des résurgences qui ne manquaient pas d'attrait.

Frollo n'avait que peu d'amis, son service auprès de Dieu, et de fait, les vertus qu'il semblait incarner (et voulait incarner par ailleurs), le maintenait à distance des autres hommes : après tout, on ne tutoie pas Dieu, tout de même, cela ne se fait pas. Or, depuis que son esprit ensorcelé se voyait subjugué par la pensée d'une seule et même sorcière et séductrice, il se sentait comme de ce Dieu comme le pire des émissaires, alors même qu'il ne demandait qu'à le servir au mieux. Il ne pouvait pas se confier.

À qui se confie le confesseur ? La réponse à cette question est simple, à personne, s'il doit rester à sa place, sans compter qu'il se devait pour le moins d'être un véritable parangon de vertu, à nul autre pareil. Mais s'adresser à un ami, revenir à quelques thèmes qui lui étaient chers, emprunter quelques ouvrages, aussi, lui seraient autant d'activité salutaires, il en avait acquis la plus grande certitude. Alors ils avaient parlé, beaucoup, sans une seule fois, bien sûr, évoquer l'objet de ces tourments, cela eut été malvenu. La conversation n'avait pas été déplaisante, et même assez fructueuse. Plusieurs livres sous le bras, il avait donc quitté la bibliothèque, il avait quitté les lieux et traversait à présent la rue quand sa route en croisa une autre.

-Excusez-moi. dit-il très poliment. Je ne regardais pas où j'allais.

Il devait bien admettre que cela avait une fâcheuse tendance à être une constante, chez lui, dernièrement. Non pas qu'il passait son temps à rentrer dans les gens sans le faire exprès, mais il en avait parfaitement conscient, il était malheureusement bien trop distrait, ces temps derniers. Vraiment trop distrait. Et il savait malheureusement pourquoi. Les pensées qui lui assaillaient l'esprit et lui ternissaient l'âme n'avaient malheureusement rien de franchement élevé.  C'était elle. Encore et toujours elle. Et plus le temps passait, plus son obsession allait augmentant, jusqu'à réduire à néant ses capacités de réflexion. Ces invitations à l'étourderie n'étaient pas les pires de ses vices, mais ils étaient un effet secondaire de ces charmes diaboliques qu'il se serait bien épargné de subir. Et quand il vit qui se trouvait en face de lui, il regretta presque aussitôt de s'être excusé.

code by Mandy

D

e ce jeune homme, au fond, Frollo ne savait presque rien, et en même temps, il était certain qu'il en savait trop, plus qu'il n'en fallait pour éveiller en lui de vifs sentiments de haine, de jalousie, autant de sentiments, donc, qu'il s'était toujours épargné d'éprouver, et qu'il avait eu pour précepte de reléguer aux âmes les plus faibles, celles qui, faute d'instruction, se vautraient dans les passions, qui jamais n'étaient bonnes conseillères. A l'heure actuelle, l'archidiacre n'était pas bien différent de tout ce qu'il conspuait, et sans l'ombre d'un doute, il détestait cela. Non, il ne savait presque rien de lui, mais quelques informations qui suffisaient tout de même à le priver de toute objectivité. Que son nom soit Phoebus de Châteaupers et qu'il soit capitaine de la garde, c'étaient là des informations pour le moins factuelles, et qui ne devaient pas aboutir à quelque réaction que ce soit, mais ce n'était pas tout. Il le savait. L'intérêt qu'il portait à la bohémienne, l'intérêt qu'elle lui rendait.

Les hommes d'Eglise sont invisibles à la face des passions, créatures assexuées qui jettent un oeil pieux sur l'humain et ses désirs les plus bas... Ses instincts les plus sordides. Ni le soupirant ni la soupirée n'avaient dû constater la haine qui grondait en lui à la vue d'un tel spectacle, et pourtant, en son fort intérieur, il fulminait. Et il se haïssait pour cela, bien entendu. La haine, toujours la haine.

S'il avait rencontré ce jeune homme en toute autre circonstance, si cet échange avait eu lieu d'une autre manière, l'archidiacre aurait trouvé ce jeune homme cordial, peut-être même sympathique, et l'affaire ce serait été là. Il en était incapable. Comme la Esmeralda le consumait d'un désir impi, cet homme le consumait d'une animosité qui n'était pas davantage glorieuse. Il avait envie de lui asséner en cet instant tous les reproches de l'univers, et plus encore s'il le pouvait, pour soulager son coeur d'un fardeau opressant... que son âme conservait secrètement, dans l'attente. Car il ne pouvait se permettre de l'observer de la sorte.

-De même, je crois bien n'avoir eu que peu d'occasion de vous apercevoir entre les murs de notre sainte cathédrâle, fut sa réponse, d'un ton égal.

code by Mandy

L

es excuses du capitaine de la garde étaient creuses, ou du moins l'archidiacre était-il bien incapable de les entendre autrement que comme telles. Elle ne trouvait en son esprit aucune résonnance. Mais à la vérité, quoi que le jeune homme puisse lui dire ou lui assurer, l'homme d'Eglise se méfierait de ses propos et de ses actes comme de la peste. Tout dans sa personne lui inspirait la défiance, l'agacement et la haine, et il lui fallait déployer des trésors de patience pour ne rien en montrer. Car il le savait, au fond, il le savait pertinemment : tous ces sentiments négatifs, à mille lieues de ce qu'il était autorisé à éprouver, avait une seule origine : la jalousie.

Sentiment neuf et destructeur, poison qui circuler librement dans ses veines aussi sûrement et instinctivement que brûlait en lui le feu d'une passion qu'il était incapable d'entendre. Oui, Phoebus de Châteaupers pourrait bien être un parangon de bonne foi à l'heure actuelle, jamais Frollo ne serait capable de le croire. tout ce qui émanait en lui lui inspirait une vive colère, et s'il savait en partie le dissimuler, il était en revanche incapable de prétendre, d'écouter cet homme et de hocher la tête sans porter au moins sur lui ce jugement qu'il n'avait que trop besoin d'exprimer.

-A moi, vous ne devez aucune excuse, répondit-il d'un ton posé, même si en réalité, l'archidiacre voudrait en entendre des centaines d'autres : il voudrait voir cet homme ramper au sol, s'excuser d'avoir daigné fouler au pied le sol qu'elle avait elle-même touché, d'avoir regarder dans la direction où ses yeux s'étaient égarés eux-même, au point de le perdre en même temps que sa raison. Dieu est seul juge de vos actes, ce que vous semez aujourd'hui, il le récoltera plus tard.

Et comme il voudrait qu'un jugement divin et cruel s'abatte sur cet homme, qu'il lui fasse subir tous les tourments qu'il mériterait lui-même d'endurer pour toutes les pensées impies qu'une apparition trop parfaite avait fait naître dans ses pensées. Mais tourmentée, il l'était déjà, pas trop sans doute, mais déjà beaucoup. Son interlocuteur, en revanche, ne l'était pas assez. Et ce qu'il n'avait pas encore enduré, si Dieu ne s'en chargeait pas, l'archidiacre se sentirait la nécessité de le lui faire subir. En Son nom.

code by Mandy

P

eu importe la réponse que pourrait bien lui adresser son interlocuteur, elle ne saurait jamais convaincre l'homme d'Eglise. Et pour cause, rien ne saurait non plus faire taire ce sentiment qui le rongeait de l'intérieur comme une tumeur maligne et qui, de toute évidence, en avait fait naître beaucoup d'autre. A cette heure, ce n'était ni la raison, ni la logique qui motivaient les actes et les pensées de Frollo (alors même qu'il prêtait d'ordinaire à ces deux vertus une importance assez peu coutumière il est vrai chez celles et ceux se revendiquant à un point si extrême de la foi catholique), seulement la jalousie.

Ne supportant de l'admettre en tant que tel, l'archidiacre, bien sûr, n'oublierait pas de se forger des excuses, de se façonner des motivations inventées de toute pièce et de médiocres alibis, mais au fond, s'il haïssait son interlocuteur (car oui, c'était de la haine, quil ressentait, quelque chose de puissant et de viscéral, et qu'il lui était bien difficile de taire ou de dissimuler), c'était bien pour des raisons qui n'avaient que bien peu de rapports avec la constance de ses visites au sein de Notre-Dame. Et si leur conversation restait avant tout courtoise et s'autorisait même quelques vagues sourires de connivence, il était pour le moins évident qu'elle n'était en fait agréable ni pour l'un, ni pour l'autre.

Ceci dit, en toute objectivité et au nom des idéaux qu'il défendait, il n'estimait bel et bien pas que la réponse de son interlocuteur soit en effet recevable au bout du compte. Et c'était le genre d'excuse qu'il entendait constamment. Comme si l'un ou l'autre acte de bravoure et de générosité effaçait d'office tous les autres pêchés commis, refusant de même de reconnaître dans la confession sa vertu purgatoire et nécessaire. L'homme avait sauvé des vies. Quelle importance ? Il doutait fort que cela efface en soi la sommes des pêchés qu'il aurait autrement pu commettre. Ce n'était en rien une affaire d'équilibre. Une bonne action ne venait pas compenser le pêché commis. C'était une affaire de sincère repentir, et en cet instant, Frollo estimait que son interlocuteur en manquait plus que singulièrement.

-Je crois que certaines subtilités de notre religion vous échappe. Mais votre manque d'assiduité à la messe n'est sans doute pas sans l'expliquer.

code by Mandy

O

ui, de toute évidence, l'archidiacre se montrait très rude dans son discours à l'adresse du capitaine de la garde qui ne méritait sans doute pas tant d'animosité ou de réprimandes de sa part. La conscience de Frollo se voulait claire, néanmoins... elle ne saurait complètement l'être et c'était d'ailleurs de là que découlaient la plupart de ses considérations les plus néfastes, mais il parvenait à se convaincre du fait que son discours n'était pas influencé par une jalousie déplacée, mais conforme à celui qu'il aurait tenu en présence de n'importe qui d'autre qui aurait trop souvent négligé de trouver réconfort et repentance dans la maison de Dieu.

Quoi qu'il en soit, Frollo n'avait aucun intention de s'excuser pour son discours et comptait bien l'assumer jusqu'au bout. Il y avait quelque chose de satisfaisant, il est vrai, dans le fait de pouvoir heurter, même légèrement, avec ces mots, ce jeune homme qu'il honnissait en tout point, ce même si les raisons qu'il évoquait pour le justifier ne tenaient pas réellement la route, ne serait-ce qu'un seul instant. Ce n'était pas bien important en cet instant, et il y songeait à peine, il se contentait de toiser de toute sa suffisance un homme qu'il avait choisi de ne pas estimer ni respecter, et il ne se gardait pas de le lui faire comprendre.

-Je ne fais que dire ce qui est, répondit posément l'homme d'Eglise, toujours sur la même lignée, bien incapable d'adoucir le ton ou même de trouver à son interlocuteur des circonstances atténuantes qui existaient sans doute bel et bien, pourtant. Prenez-en votre parti, ce n'est pas auprès de moi qu'il vous faudra y répondre quoi qu'il en soit, ajouta-t-il en levant son regard vers le Ciel.

Frollo n'estimait pas que les hommes tels que lui puissent espérer quelque clémence divine qui puisse être. Au jugement divin, peu échapperaient quoi qu'il en soit. Frollo n'était pas exempt de ce constat. Il cherchait à se sauver encore, à retrouver le chemin qu'il n'aurait jamais dû quitter, mais il avait bien conscience de, trop souvent, s'égarer, incapable de poursuivre sur cette route pourtant droite et rassurante façonnée par lui et pour lui depuis presque toujours.

code by Mandy

F

rollo était capable de se remettre en question - ce qui n'était pas l'apanage de tous les hommes de foi - loin s'en faut. Il avait certes consacré sa vie à Dieu, mais il n'en négligeait pour autant ni la science, ni la philosophie, et il était tout à fait impossible de s'intéresser à ces deux derniers domaines sans être capable d'une remise en perspective de certaines choses. Ceci dit, il était tout de même des points sur lesquels il estimait qu'être catégorique, c'était tout simplement faire preuve de bon sens, ou tout du moins agir en parfait corrélation avec la volonté du Très-Haut.

Justifier ses propres manquements en accusant autrui n'arrangeait rien aux affaires du capitaine de la garde. Et non, il n'y avait rien de personnel là-dedans... ou du moins, c'était ce que l'archidiacre se répétait en esprit, encore et encore, incapable d'admettre qu'il puisse en être autrement... même si c'était au fond bien trop flagrant pour qu'il puisse être à même de complètement le nier non plus.

-Quel problème pourrais-je bien avoir avec vous ? répliqua l'homme d'Eglise avec froideur. Vous êtes un homme respectable, et votre carrière vous honore, mais tout comme vous accomplissez votre devoir au service de la justice, mon rôle et de vous encourager à accomplir celui qui vous incombe au service de la foi. Ce serait un tort de suggérer qu'il puisse s'agir d'autre chose.

Un tort et une insulte à son dévouement à l'Eglise, une insulte à sa profession. Et pourtant, un fait avéré également. Oui, tout ceci était personnel, ni plus ni moins que personnel. Si vraiment Frollo n'avait éprouvé aucune forme d'animosité préalable à l'adresse du capitaine de la garde, il ne remettrait pas en cause son comportement avec à ce point d'insistance. Mais c'était un fait qu'il ne souhaitait pas avouer, alors il était tout à fait impossible qu'il en fasse l'aveu à son interlocuteur... et il espérait au préalable que Phoebus prononçait ces mots sans rien savoir d'autre, qu'il n'avait rien décelé qui puisse le compromettre. Le secret que renfermait son esprit - et, c'était à craindre, son coeur -, il n'était pas question qu'il le dévoile à qui que ce soit. Et encore moins qu'il le laisse soupçonner à ce jeune coureur qui devrait accepter d'être remis à sa place sans protester.

code by Mandy

P

eu importe le degré d'animosité - et Dieu sait (chose que Frollo préfèrerait qu'il ne sache pas d'ailleurs, mais Dieu savait tout, malheureusement) - que l'homme d'Eglise pouvait bien ressentir à l'adresse de son jeune interlocuteur, il avait bien conscience de l'avoir par trop affiché, au point de peut-être se trahir. C'était une chose qu'il ne pouvait bien évidemment pas se permettre. Frollo peinait déjà à se mentir à lui-même, il était encore plus compliqué de mentir à autrui. Et c'était contre ses principes, au demeurant. Frollo avait toujours été un homme de foi et de valeurs, convaincu et curieux, paré à admettre ses torts mais certain de ses préceptes.

Il n'était dans sa nature ni de douter, ni de mentir, et pourtant, dernièrement, il n'était plus en phase avec lui-même. Le désir, la haine, étaient autant de sentiments insidieux contre lesquels il n'avait de cesse que de lutter. Avec plus ou moins de succès. Moins que plus, en l'occurrence, de toute évidence, et il avait bien compris qu'il l'avait trop montré. Quoi qu'il puisse penser, il faisait mieux d'en dire le moins possible. Dans son propre intérêt. Et peut-être, sans que ce dernier ne le sache, dans l'intérêt de son interlocuteur également. Inutile de débattre trop longuement, en fait, inutile de pousser plus loin la conversation, ça ne saurait que trop lui porter préjudice, et il en avait bien conscience...

-Tant que votre repentir est certain, le pardon ne saurait que vous être accordé, répondit l'archidiacre.

Même si dans les faits, s'il pouvait absoudre au nom du Très-Haut, tout crime proféré, ton affront fait, ne saurait trouver son pardon qu'au regard de cette entité puissante dont il se chargeait seulement du mieux possible d'être le vaisseau et le messager, avec plus ou moins de succès en fonction des circonstances... En l'occurrence, il avait eu bien des difficultés à faire comme si de rien n'était... et avait bien mal su s'en cacher. Il devrait prendre garde à l'avenir. Ou, peut-être, changer, tout simplement, son état d'esprit, mais l'affaire était bien loin d'être gagnée. Et avait peut-être de très maigres chances d'être une réussite.

code by Mandy