On n'abat pas le printemps [pv Gavroche]

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ertains avaient au moins une tombe à leur nom. Mais ce n'étaient pas les plus nombreux. Beaucoup, faute de moyen, avaient fini dans la fosse commune, abandonné leur mémoire aux vers, et leurs noms, qui auraient dû faire la légende, auraient tôt fait d'être oubliés sans pierre tombale pour se les remémorer. Enjolras ne connaissait même pas certains d'entre eux. Il voudrait le prétendre, affirmer avoir su qui était chacun de ces hommes. Mais ils n'étaient dorénavant que des âmes détruites et anonymes, dont il pouvait louer les exploits.

Ne pas avoir connu l'homme mais uniquement les faits d'arme était en accord avec son discours : celui d'un peuple qui faisait corps, et où l'individu s'effaçait au nom de la seule et unique communauté. Pour autant, il n'était pas plus fier de ne savoir que peu de noms, de n'avoir connu que peu d'histoires... A l'heure, surtout, où il avait du mal, en réalité, à trouver une justification aux vains sacrifices dont il n'avait certes pas été le seul commanditaire. Mais l'un des plus puissants porte-parole, il le savait bien.

Se rendre au cimetière Vaugirard, où la plupart avait été enterrée après les déplorables événements du 6 juin, était devenu une habitude pour le chef de file des Amis de l'ABC (enfin, c'était vite dit... les amis de l'ABC n'existaient sans doute même plus vraiment... ou en tout cas en doutait-il à l'heure actuelle). Une façon de soulager sa culpabilité ? Peut-être ? Il ne pourrait pas réellement prétendre le contraire, en tout cas...

Une façon de se rappeler. Egalement. Il se torturerait avec ces événements le temps qu'il le faudrait. Il voulait s'en nourrir dans l'espoir d'en ressortir plus fort. C'était important, vraiment important... Après un échec, il fallait se relever, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Tant de vies gâchées qui auraient dû avoir tant de temps devant elles. Tant de sang versé...

Il restait là, silencieux, à se promener entre les tombes. Il ne visitait aucune tombe en particulier. Il prêtait simplement hommage à des hommes qu'il considérait être des héros... Bien plus qu'il ne saurait jamais l'être lui-même. Il n'avait pas été l'ennemi, mais il avait le sentiment de lui avoir facilité la tâche, et il détestait ça. Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué que des pas s'étaient rapprochés.

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autres âmes erraient au sein du cimetière, mais Enjolras n'avait prêté attention à aucune d'entre elles. L'avantage des cimetières, en règle générale, c'est qu'il s'y respectait une sorte de code du silence, même ceux qui se connaissaient ne faisaient que se saluer de loin, dans le respect du deuil de l'autre... mais il y avait toujours des exceptions, et une de ces exceptions avait décidé de lui adresser la parole. Plongé dans sa contemplation morne et silencieuse, il n'avait absolument pas remarqué que Gavroche se trouvait ici, et n'en prit conscience qu'au moment où sa voix s'éleva, manquant de la faire sursauter. Ce ne fut certes pas le cas, mais il fut tout de même surpris... mais c'était une surprise qui tenait du soulagement.

Tout s'était passé très vite au cours des événements, et il n'avait pas été permis à Enjolras de savoir ce qu'il  était advenu de Gavroche. Il l'avait vu dépasser les barricades et s'avancer droit vers des soldats armés, cela aurait tout à fait pu sonner le glas d'une jeunesse à peine florissante. Mais il était vivant, et il semblait aller bien. Le drame, en tout cas, paraissait ne pas avoir altéré du tout son caractère. Il se montrait toujours aussi bavard, et ses traits d'esprit demeuraient les mêmes. C'était rassurant, dans le fond, de se dire que certaines choses ne changeaient pas, et si Gavroche avait dû perdre de son aplomb connu de tous et de son bel enthousiasme, si les événements avaient dû broyer sa belle âme, ce qu'il restait encore de convictions au jeune révolutionnaire se serait sans doute échappé en fumée.

Il avait raison, c'était une chose que de venir ici, ça faisait un lieu de reccueillement, cela ravivait les mémoires qui avaient besoin de l'être, mais Enjolras ne s'imaginait pas non plus que ses amis croupissaient sous cette terre, il leur espérait une éternité ailleurs, peu importe où, même s'il n'avait, en réalité, jamais cru en Dieu. Mais fallait-il un Dieu pour qu'il y ait un au-delà. Tant que leur idéal persistait et perdurait, alors leur conscience n'était pas entièrement éteinte elle non plus.

-Alors qu'est-ce que tu fais là, dans ce cas ? demanda Enjolras, plus par curiosité que pour contredire le propos de son interlocuteur, dans lequel il croyait tout à fait.

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ifficile de discerner le vrai du faux dans les propos de Gavroche. Le gamin des rues possédait une propension à philosopher, à une indifférence du moins de façade que le chef de file des Amis de l'ABC (pour peu que ce groupe existe encore) ne pouvait définitivement que lui envier. Lui-même aurait voulu être capable de faire montre de cette nonchalance... Au risque de paraître irrespectueux ? Peut-être, mais quand Gavroche s'exprimait ainsi qu'il le faisait en cet instant, Enjolras n'avait pas le sentiment de faire face à un parangon d'insolence.

L'enfant avait seulement sa manière bien à lui de rendre hommage à ceux qui étaient tombés au combat, et il pouvait bien prétendre, cela n'ôtait rien au fait qu'ils savaient. Ils savaient forcément parce qu'ils partageaient tous les deux une expérience à présent commune. Ils avaient combattu sur la même barricade, ils avaient tous les deux risqué leur vie, ils avaient tous les deux manqué d'y passer, ils avaient tous deux vu la mort de très près. Qu'on veuille l'admettre ou non, c'était une expérience qui vous changeait, c'était ainsi, et il ne pouvait tout simplement pas en être autrement.

Oui, Gavroche allait où le vent le menait, c'était sa conception à lui de la liberté, et il était bien impossible de la nier, effectivement. Mais s'il allait où le vent le menait, cela ne changeait rien au fait qu'il aurait pu être n'importe où ailleurs, et que c'était pourtant ici qu'il avait choisi d'être. Enjolras ne connaissait personne d'aussi déterminé à la cause que cet enfant plus tout à fait innocent, mais qu'Enjolras ne supporterait pas de voir être sacrifié sur l'autel de ses idéaux.

Gavroche incarnait l'avenir pour lequel il se battait justement. alors c'était peut-être l'occasion de lui mettre les points sur les i, justement. Même s'il n'était pas simple de débattre avec un esprit libre comme le si jeune Gavroche. En ce moment, Enjolras ne savait débattre avec personne, d'ailleurs, de toute façon.

-Le monde est vaste, tu es le mieux placé pour le savoir, pourtant. Il marqua une pause. Où nous serons désormais, Gavroche, je préférerais que tu ne sois pas. Je ne supporterais pas d'avoir ta mort sur la conscience.

Il avait songé à y mettre les formes, mais il n'existait pas de formule qui sache l'exprimer autrement. Et c'était précisément ce que le jeune révolutionnaire ressentait.

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e n'était pas une surprise, Gavroche n'écouta pas un seul mot de ce que le chef de file des Amis de l'ABC avait décidé de lui dire. Il savait que ses avertissements se cogneraient contre un mur. Gavroche n'écoutait jamais aucune opinion sinon la sienne propre. Gavroche était un gamin fier, impudent, insolent, et qui risquerait sa vie si cela lui plaisait. Enjolras avait envisagé que les événements, vraiment traumatisants, aient pu altérer son caractère... mais non, ce n'était pas le cas.

Et Enjolras devrait compter avec l'enfant des rues, de toute évidence. Quelque part, il en était heureux, au nom de ce que Gavroche pouvait symboliser. Il était le peuple, il était l'enfance, il était l'innocence, et si la vie avait été fauchée cette nuit-là, lui s'était battu, lui avait survécu, et lui tenait encore debout, fort de ses convictions. Lui, il se battrait encore, quoi qu'il puisse advenir. Enjolras n'était pas rassuré à l'idée que Gavroche reprenne les armes. Il avait eu de la chance la dernière fois, il était peu probable que cette chance advienne une seconde fois.

Il ne voulait pas avoir sa mort sur la conscience, surtout pas. Mais il pouvait reconnaître que c'était une acception égoïste, et qui concernait surtout sa propre appréhension de la situation. Il n'avait eu de cesse que de lutter pour la volonté de chacun, il n'avait eu de cesse que de lutter pour la liberté des uns et des autres. Alors il ne pouvait pas priver son interlocuteur de cette liberté qui lui était si chère sous un prétexte qui serait seulement et uniquement égoïste. Il devait regarder la vérité en face. Il n'avait rien à imposer à son interlocuteur, même si la peur de retrouver son corps criblé de balles qu'il n'aurait pas su éviter cette fois était terriblement difficile à accepter. Enjolras poussa un soupir.

-Fais au moins ce qu'il faut pour rester en vie, cette fois, dit-il alors, sachant pertinemment que c'était un conseil qu'il déciderait peut-être de mal percevoir, de ne pas accepter, tout simplement.

L'idée lui déplaisait profondément, mais ce n'était pas à lui de décider pour Gavroche, en effet. D'ailleurs, ce n'était pas à lui de décider pour qui que ce soit en réalité. Il n'avait déjà que trop le sentiment d'avoir laissé les autres décider.

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njolras parvint à afficher une esquisse de sourire, la première depuis un bon moment, en entendant la réponse de Gavroche. Cette réponse n'était pourtant pas très heureuse, comme rien de ce qui pouvait se dire à l'heure actuelle, en réalité, mais la détermination dont il savait encore faire preuve en dépit de ce qu'il avait subi était admirable. Il était un enfant, il devait peut-être se croire invincible, en réalité. Parce que les enfants n'avaient pas la même notion de la mort. Mais Gavroche n'était pas n'importe quel enfant, il en avait trop vu, surtout récemment, pour ne pas avoir, justement, une conscience active de la mort, qui dépassait de très loin celle que devaient avoir beaucoup d'adultes en réalité.

Il était seulement déterminé au-delà des mots, et cette détermination, le chef de file des Amis de l'ABC avait bien du mal à la retrouver, car pour l'heure, il doutait de tout, il ne réussissait pas à mettre ses idées en ordre, il ne parvenait pas réellement à rebondir. Il enviait l'énergie de Gavroche, mais il ne voulait surtout pas que cette énergie soit gâchée inutilement, il ne voulait pas qu'il soit fauché dans la fleur de l'âge. Gavroche méritait de vivre. Le monde qu'ils s'efforçaient de construire, à la force de leurs convictions, ils le faisaient pour que la nouvelle génération, celle du garçon, y survive et puisse connaître une France glorieuse, libérée des diktats et de la monarchie.

-Je ne peux rien t'interdire, observa simplement Enjolras.

Mais en son fort intérieur, il comptait bien faire ce qu'il fallait pour que l'enfant soit tenu à l'écart de toutes les prochaines opérations menées par les Amis de l'ABC. C'était mission impossible, sans doute, mais il devait faire ce qu'il fallait, malgré tout, il devait essayer de le protéger dans la mesure du possible. Il ne voulait plus perdre personne... C'était un scénario très improbable, et il semblait évident que les choses ne se passeraient pas comme ils l'espéraient. La fin justifiait normalement les moyens. Mais quels moyens.

-Mais tu as bien conscience que la prochaine fois pourrait être la dernière, n'est-ce pas ?

Il voulait le confronter à la cruelle éventualité de la mort. C'était brutal, comme discours, mais il estimait devoir le tenir, il n'y avait qu'ainsi, à ses yeux, qu'il parviendrait à peut-être lui ouvrir les yeux et l'exhorter à la prudence.

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njolras enviait Gavroche, au fond. Même si sa volonté d'affronter la mort tenait de l'inconscience, voire du comportement suicidaire, il voudrait être capable d'affronter sa propre finitude sans angoisse. Ce n'était plus le cas aujourd'hui. Pourtant, ça avait été le cas avant. Quand il s'était trouvé sur les barricades, il y avait bien songé, oui, à tout instant, il s'était dit, "je vais mourir", et dans les gardes nationaux ont tiré sur lui et sur Grantaire, il a regardé la faucheuse en face, dignement, et il s'était senti prêt, réellement prêt. Mais ce n'était plus le cas, à présent.

Parce que s'il s'était senti entièrement prêt à affronter sa propre mort, convaincu de tout ce qui lui survivrait, il réalisait ne pas avoir été réellement prêt à affronter la mort de ses frères d'armes. Oui, il y avait eu des survivants, mais ce n'était jamais à eux qu'il pensait quand il pensait à cette nuit-là. Non, à la place, il ne pensait qu'à ceux qui ne reviendraient jamais, et il ne pouvait que reconnaître que ça le hantait. Car à tous ces jeunes gens partis trop tôt, rien n'avait survécu, si ce n'est quelques uns de leurs amis, contraints de les enterrer. Quid de leurs messages et de leurs ambitions ? Ce monde n'avait pas changé d'un iota. La France, ce pays qu'il chérissait tant et voulait sauver grâce à une république, une démocratie digne de ce nom... Là, conscient qu'en mourant, rien de ce qu'il avait cherché à défendre et protéger ne survivrait peut-être, il ressentait une angoisse certaine, réelle, qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'avant, et qui le poursuivait où qu'il aille et quoi qu'il fasse.

Il se moquait bien de mourir avec panache, mais il reconnaissait néanmoins à Gavroche qu'il s'en voudrait si sa mort devait n'avoir aucun sens. Il avait les martyrs en admiration, car il souhaitait leur ressembler, car il désirait unir sa voix aux leurs. Parce qu'on se souvenait d'eux, et que leur sacrifice payait, parfois. Parfois, pas toujours. Gavroche était jeune, pour lui, la mort était sans doute un concept trop abstrait pour qu'il en comprenne totalement la teneur.

-Peut-être que tu ne devrais pas en être si sûr, observa simplement Enjolras, quand Gavroche affirma que quoi qu'il advienne, il n'arrêterait pas.

Et en effet, qu'en savait-il ? Dans l'esprit d'Enjolras, cela n'avait rien d'une vérité évidente et certaine.

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avroche trouvait encore les mots où Enjolras ne les avait plus. Tant de philosophie, tant de convictions et de certitudes dans un tout petit bout d'humain, c'était impressionnant, et c'était quelque part relativement angoissant, car il était difficile de présumer de ce dont ce garçon, si jeune, pouvait bien être capable. Ceux de sa génération étaient supposés incarner l'innocence, mais c'était une chose que Gavroche n'avait sûrement jamais connu. Il était un symbole, celui de la jeunesse que l'on flouait, de la misère réduite à son état le plus brute.

On voudrait peut-être l'ériger, lui, le leader, le chef de file d'un groupuscule de jeunes idéalistes, en porte-étendard de la révolution, mais c'était là un rôle que son jeune acolyte lui donnait l'air de tenir bien mieux que lui. Il restait fort, sûr de lui, et il savait quoi dire quand, pour une fois, Enjolras était encore à court de mots et d'arguments. Parler dans un cimetière, ce n'est peut-être pas un gage d'estime, mais dans les circonstances présentes, le jeune homme entendait tout simplement ce qu'il avait voulu entendre... Sans forcément savoir qu'il l'avait voulu pourtant.

Enjolras se sentait touché par ce que lui disait son jeune interlocuteur. Il avait entendu, sans vouloir se vanter (ou à peine) de nombreux compliments à son propre sujet. On disait de lui qu'il était le meilleur des orateurs, on disait de lui qu'il avait le don de rassembler et galvaniser les foules... mais c'était bien la première fois, le pensait-il, qu'on le considérait en héros, ou tout du moins qu'on le lui disait si directement. Et ce n'était pas déplaisant.

Il ne demandait pas à être brossé dans le sens du poil, et il pourrait prétendre que l'on ne retirait jamais rien de bon au fait d'être le héros de qui que ce soit, mais ce serait faux. Il estimait que ce monde avait besoin d'exemples et de héros. Robespierre avait été son héros, par exemple, et sans son idée, ses grandes idées (en occultant quelque peu leurs conclusions plus concrètes), Enjolras ne serait jamais allé aussi loin pour commencer. Enjolras sourit légèrement à l'adresse du gamin des rues.

-Ca tombe bien, répondit-il alors, toujours ce léger sourire aux lèvres. Parce que toi tu es le mien.

Et ce n'était pas dit en l'air sans raison. Oui, il était son héros. Il était son héros pour tout ce qu'il avait accompli et sa manière de l'accomplir. Et il fallait qu'il retienne bien cela.

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